Le scientifique en action

A quoi correspond l'activité scientifique selon Jacques Zylberberg?

Pour expliciter cette question de recherche, nous avons puisé à même ses écrits et aussi dans nos notes de cours ce qui nous a amené à faire quelques découvertes. Précisons que le professeur Zylberberg a été notre directeur de thèse à la maîtrise et au doctorat en science politique à l’Université Laval (Québec, Canada) et que nous avons été une de ses assistances pour le cours «Thèmes de la pensée politique» au trimestre d’hiver 1986.

Dans un cours de Méthodologie de la recherche, que nous avons suivi avec le professeur Zylberberg au début de notre programme de maîtrise, il a développé une dizaine de thèmes pour élaborer sa pensée. À l’hiver 1986, dans le Séminaire de doctorat II, il a proposé une version remaniée en sept thèmes:

  1. Des systèmes de représentation
  2. De l’activité scientifique
  3. Du lexique scientifique
  4. Méthode et théorie
  5. Des techniques
  6. Structuration d’une recherche
  7. Critique d’une recherche1

Les onze thèmes définis dans le cours de Méthodologie générale étaient:

  1. De la cosmogonie à la science;
  2. De l’activité scientifique;
  3. Lexicologie;
  4. De la méthode et des méthodes;
  5. Des concepts;
  6. Des étapes de la recherche;
  7. De la construction de l’objet de recherche;
  8. Hypothèses, modèle et variables;
  9. Des techniques de recherche;
  10. De la rédaction d’un rapport de recherche;
  11. Critique d’une recherche réalisée par un auteur local2 .

Pour mettre en contexte un thème comme «Des systèmes de représentation», le professeur Zylberberg lançait quelques concepts-clés, question de délimiter son analyse. Par exemple, pour ce thème, il a proposé: cosmogonie, cosmologie3 , idéologie, théologie et activité scientifique. Et de là, il élaborait sa pensée.

Le concept d’idéologie est important par rapport à celui de science. Selon le professeur Zylberberg, l’idéologie «est un discours systématique valorisant une catégorie sociale ou politique systématiquement orientée vers un pouvoir où la destruction d’un pouvoir existant refusant les falsifications empiriques et soutenant de manière cohérente ou non des affirmations généralisées et totalisantes irréductibles à toute vérification»4 . A cela il ajoutait, les idéologies sous-tendent des postulats divins en ce sens qu’elles rassemblent des éléments irréductibles, transcendantaux et impossibles à vérifier. Il oppose l’activité idéologique à l’activité scientifique où la première renvoie à l’idée du transcendant et de l’invariable et où l’activité scientifique est bien définie, variable et provisoire. Toute connaissance scientifique est relative, limitée et elle tend à se faire sur le mode idéal-typique.

L’approche de Zylberberg s’inscrit à même une sociologie compréhensible telle que développée par Max Weber où celle-ci «procède non par décalque mais par construction. C’est cet aspect de sa méthode que souligne Weber quand il parle de notions «idéal typiques». Mais il faut se garder de prendre ces types ou modèles pour des constructions arbitraires. Ils sont judiciables d’une évidence propre qui nous restitue non pas le contenu d’une intention singulière mais le lien entre les différentes visées de cette intention et ses résultats» (Boudon, Bourricaud, 2011: 682).

Zylberberg -qui avait étudié de près les écrits de Max Weber notamment Le savant et le politique (Weber, 1959); Essais sur la théorie de la science (Weber, 1965); Économie et Société/ 1 et 2 (Weber, 1995)- caractérisait l’idéal-type de la manière suivante en citant presque mot pour mot Weber. Il s’agit d’un tableau de pensée. Ce n’est pas la réalité historique ni surtout la réalité authentique. L’idéal-type5 ne sert encore moins de schéma dans lequel on pourrait ordonner la réalité à titre d’exemplaire. Il n’a pas d’autres significations que d’un concept limite purement idéal auquel on mesure la réalité pour clarifier le contenu empirique de certains de ses éléments importants et avec lequel on la compare. Ces concepts sont des images dans lesquels nous construisons des relations en utilisant la catégorie de possibilités objectives que notre imagination formée et orientée d’après la réalité juge adéquate (Weber, 1965: 185). A cela Zylberberg ajoutait: «Toute définition est caricaturale, limitée et provisoire. Nous ne pouvons communiquer que des possibilités objectives et non des réalités»6 . Ces corrélations varient en fonction du temps, de l’espace, du décodage de l’individu et de l’époque dans lequel il ou elle vit. Donc, cette démarche est relative, provisoire. Selon Zylberberg, «s’il n’y a pas de contradictions, ceci est de la théologie». La science est le produit d’une époque et d’une certaine conception du monde et elle désigne un «ensemble de connaissances et de recherche ayant un degré d’unité et de généralités et susceptible d’amener les hommes à des conclusions concordantes qui ne résultent pas de goûts individuels et communs mais de relations objectives que l’on découvre et que l’on définit peu à peu»7 . La science correspond à un «système de représentations, une objectivation de ce qui est». Les sciences sociales, quant à elles, «ont pour objet l’esprit humain et les rapports sociaux». «Elles mettent l’accent sur les comportements individuels et collectifs humains»8.

Dans la même lignée que Max Weber le développe dans Le savant et le politique (Weber, 1959), Zylberberg précise que toute activité scientifique implique une «prise de position à l’intérieur de valeurs». Autrement dit, il faut expliciter au maximum sa représentation du monde pour ensuite être capable de passer à ce qu’il appelle, la «critique technique» c’est-à-dire l’analyse d’un phénomène.

Compte tenu de ce qui précède, Zylberberg soutient que l’activité scientifique implique:

  1. établir des hypothèses9 ;
  2. découper lexicalement et empiriquement le réel à partir de valeurs;
  3. analyser la rencontre singulière dans le réel ;
  4. voir s’il y a eu des regroupements antérieurs;
  5. prévoir arbitrairement ce que peut devenir notre découpage.

Il ajoute que l’activité scientifique est une activité logique limitée où il y a de l’incertitude en permanence. Cette activité engendre de continuels désenchantements voire un engagement dans le malheur car une fois engagée dans cette activité, on ne peut plus avoir d’idéaux absolus. Donc, nous sommes plongés dans la relativité de la connaissance «ce qui ne sert à rien concrètement dans la société civile [car on a] aucune certitude d’aucune sorte à offrir [...] pour affirmer la bonté ou non d’un gouvernement»10 . En bref, il précisait que l’activité scientifique présente «le contredit de l’évidence» en montrant les contradictions des savants antérieurs. Le ou la scientifique produit des études «limitées, aléatoires, relatives et falsifiables»11 .

Notes

1 Ces informations proviennent d’un cours suivi à l’Université Laval (Québec, Canada) avec le professeur Jacques Zylberberg durant le trimestre d’hiver 1986. Ce cours avait pour titre: POL-63158 Séminaire de doctorat II.

2 POL-61763A Méthodologie de la recherche avec le professeur Jacques Zylberberg, trimestre d’hiver 1984.

3 Selon Jacques Zylberberg, une cosmologie désigne «un ensemble structuré de croyances, mythes et idées qui permettent à l’homme de répondre aux questions fondamentales sur son existence et sa position dans l’univers. Une cosmologie est religieuse lorsqu’elle postule l’existence d’un ensemble causal, le sacré, opposé à l’homme» (Zylberberg, 1984: 332).

4 POL-61763A Méthodologie de la recherche avec le professeur Jacques Zylberberg, séance du 23 janvier 1984. 

5 Selon Max Weber, «On obtient un idéaltype en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène [...]. On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle: il est une utopie» (Weber, 1965: 181).

6 POL-61763A Méthodologie de la recherche avec le professeur Jacques Zylberberg, séance du 23 janvier 1984.

7 Ibid.

8 Ibid.

9 Par hypothèse, il entend: une «proposition articulant des relations entre différents concepts». L’exemple qu’il avait utilisé en classe, le 13 février 1984, était Dieu et l’État.

10 POL-61763A Méthodologie de la recherche avec le professeur Jacques Zylberberg, séance du 23 janvier 1984. 

11 POL-63158 Séminaire de doctorat II avec le professeur Jacques Zylberberg, séance du 21 janvier 1986.

Références bibliographiques

Boudon, Raymond. Bourricaud, François. «Weber Marx» dans Dictionnaire critique de la sociologie. Paris, Quadrige/PUF, 2011, 7ième édition - 4ième édition, [1982], p. 680-687. 

Weber, Max. Le savant et le politique. Paris, Union Générale d’Éditions, 1959, 184p. (Coll.: 10/18). 

Weber, Max. Essais sur la théorie de la science. (Traduits de l’allemand et introduits par Julien Freund). Paris, Librairie Plon, 1965, 537p. (Coll.: Recherches en Sciences humaines). 

Weber, Max. Économie et société / 1. Les catégories de la sociologie. France, Pocket, 1995, 410p. (Coll.: Agora Les Classiques).

Weber, Max. Économie et société / 2. L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie. France, Pocket, 1995, 424p. (Coll.: Agora Les Classiques).

Zylberberg, Jacques «Introduction. Religions et Nationalisms Canada and Quebec/ Religions et nationalismes Canada et Québec», Social Compass, XXXI, no 4, 1984, p. 331 337.

http://www.jacqueszylberberg.org/le-scientifique-en-action.htm - 2024-10-11